Postdéveloppement

De La toile des Techs
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Référence[modifier]

"La crise écologique peut être résumée de la manière suivante : c’est la découverte que les « forces productives » peuvent aussi être des « forces destructives ». Cette découverte pose un problème grave au marxisme, car il n’a pas les ressources pour penser les finalités de la production. Il ne s’appuie pas sur le point de vue des consommateurs, mais sur celui des producteurs. Il n’y a jamais eu de théorie marxiste de l’aménagement du territoire ni de théorie marxiste de la consommation. Pour l’essentiel, il repose sur un imaginaire productiviste identique à celui du capitalisme – et pour cause : ces représentations sont toutes deux issues de l’intérieur de l’entreprise. Il n’envisage le bien commun que sous la forme substantielle de biens et de services produits.


Si l’on se place du point de vue des consommateurs, alors l’enjeu fondamental est de rompre avec le technodéterminisme (appelé parfois, à tort, « forces productives ») ainsi qu’avec la conception matérialiste du bien (bien-être et bien commun). Il s’agit là d’un enjeu symbolique majeur et non d’un simple effet de superstructure. Le technodéterminisme va avec l’idolâtrie de la « haute technologie » et l’idée que la technique est la solution à tous les problèmes. Le capitalisme continue de progresser parce qu’il réussit à « vendre » ses trouvailles technologiques (DVD, etc.). La technologie, c’est le cheval de Troie car c’est elle qui rend obligatoires les longs « détours de production » et permet d’asseoir le pouvoir des oligarchies. Une fois qu’Internet est généralisé, les firmes productrices sont en situation de « monopole radical » au sens d’Illich ; peu importe qu’il s’agisse de Microsoft ou de Dell, de toute manière, ce sont les mêmes élites qui s’y partagent les sièges confortables. Le profit n’est qu’un moment de cette construction de la domination, ce que la vision réductrice de l’économie ne permet pas de voir. S’attaquer à ce moment qu’est le profit est une erreur stratégique qui ne dérange guère la marche du système – d’ailleurs les alternatives non capitalistes ont débouché sur les mêmes systèmes techniques, à peu de choses près, que dans les systèmes capitalistes."

"L’angle d’analyse n’est pas les flux financiers et la répartition du pouvoir d’achat, mais les détours de production. Ce qui est central, c’est l’idéologie technophile et ses légitimations : économiser, être performant, accomplir des prouesses, etc. Le consommateur accepte de passer du temps au travail s’il obtient des avantages dans la division du travail, s’il contribue à créer des « forces productives » – les choses changent quand ce sont des « forces destructives » qui sont mises en place. Ce n’est pas le statut de salarié qui oriente les revendications du consommateur, mais le résultat des détours de production dans lesquels il est engagé. Cela explique pourquoi le prolétariat en tant que classe sociale ne peut pas être révolutionnaire : il a intérêt au maintien de ces détours de production et, pour des raisons d’écologie mentale, soutient généralement le système de production en place. "

"Si la domination vient des détours de production et non du profit, alors la solution réside dans la relocalisation et ce que j’appelle une conception « délégative » de l’économie. Il s’agit en effet de ne pas accepter béatement les merveilles technologiques offertes par un « marché » anonyme, et de voir comment ces objets déforment les structures de pouvoir avec une visée d’émancipation. À la suite d’Illich et dans le sillage des « technologies appropriées », cela me conduit à préconiser un recours aux « compétences appropriées ». La thèse sous-jacente est que le devenir de l’objet technique, quel qu’il soit, est le résultat du social et non l’inverse. Les forces productives ne sont pas « déterminantes en dernière instance », mais sont au contraire le produit de délégations. Les délégations produisent du bien commun ou du mal commun. Pour avoir voulu déléguer le transport aux constructeurs de voitures et de routes, par exemple, nous nous sommes retrouvés murés dans des zones pavillonnaires. Pour avoir voulu déléguer l’éducation à l’Éducation nationale, par exemple, toute personne non diplômée est vue comme une idiote. Et ainsi de suite."


"Le productivisme désigne alors les théories qui sont basées sur un certain fétichisme de la technique, pour reprendre le terme de Marx, généralement inscrite dans un « progrès », c’est-à-dire une vision téléologique de l’histoire. Le productivisme, c’est la volonté de nier le caractère improductif de certains biens et services, et par là nier le point du vue du consommateur. C’est ce progrès qui est dénoncé par les analyses postdéveloppementistes, qui affirment que le développement a toujours et partout désigné le développement technique ou économique, et rien d’autre. Voilà pourquoi les « postdéveloppementistes » sont si méfiants quand ils voient les développementistes, « alternatifs » ou pas, venir leur parler des besoins de telle ou telle région en biens et services sans prendre le temps de se demander si cela va, ou non, contribuer au bien commun local. On ne peut pas déduire le besoin en écoles d’un pays de son taux d’équipements scolaires inférieur à la moyenne française – les écoles peuvent tout aussi bien servir à l’impérialisme culturel qu’à l’émancipation."

"Notre approche ne confond donc pas la productivité avec le productivisme. C’est au contraire les approches « productivistes » qui sont incapables de rendre compte de la véritable « productivité », celle qui est obtenue via les « détours de production » et au service du citoyen-consommateur. Que nous dit l’augmentation de la productivité au sens économique du terme (production par heure de travail) sur le bien commun ? Pas grand-chose. Or une approche démocratique nécessite de partir des citoyensconsommateurs et non des citoyens-travailleurs. L’économie des détours de production n’est pas là au premier chef pour donner du travail aux gens, mais pour améliorer le quotidien."[1]

  1. FLIPO Fabrice, Capitalisme, anticapitalisme et antiproductivisme Commentaire sur le texte de J.-M. Harribey. Revue du MAUSS, 2007/1 n° 29, p.229-239. DOI : 10.3917/rdm.029.0229